Adulé par le grand public, snobé par la critique, André Rieu est
devenu une star du classique, qu'il arrange, coupe et adapte aux goûts de ses millions de
fans. Une entreprise qui tourne. Un garde du corps, sapé comme un employé de banque,
veille jour et nuit sur son Stradivarius ; un autre est chargé du stylo et des
photos pour affronter les chasseuses d'autographes. Entourage de rock star pour ce
violoniste à succès, qui fait valser les millions en même temps que les foules. André
Rieu joue Strauss, Bach, Mozart, mais il côtoie les adolescentes de la pop music au
sommet des hit-parades internationaux.
Ce Néerlandais de 53 ans a vendu plus de quinze millions d'albums depuis six ans,
dont quatre millions en France. Croisière romantique, sorti en octobre 2002,
devrait connaître le sort des sept précédents : tous disques de diamant et de
platine.
Perpétuellement sur la route, il donne environ cent cinquante concerts par an en
Europe, aux Etats-Unis et au Japon. Toujours à guichets fermés et dans des salles
immenses, voire des stades. Lorsqu'il fait étape à Paris, c'est au Palais omnisports de
Bercy, l'Olympia et le Zénith n'étant décidément plus à la dimension du formidable
engouement qu'il provoque.
En Allemagne, la télévision lui consacre régulièrement des émissions de début de
soirée. Entre deux tournées, ses fans s'arrachent les gadgets en vente sur son site
Web : cravates, boutons de manchettes, broches, services à café, etc. Des produits
dérivés adaptés à un public plutôt chenu et familial, mais fervent et en voie de
rajeunissement.
Adulé par le (grand) public, il est snobé par ses pairs, et la critique le vomit. On
lui reproche de surfer avec démagogie sur les airs les plus porteurs du répertoire, tout
en les massacrant au passage. Le musicien présente pourtant tous les signes extérieurs
de l'orthodoxie - habit noir strict, jabot blanc et escarpins vernis -, mais sa
musique est moins classique que sa tenue.
En fait, André Rieu arrange et réorchestre selon son inspiration, comme un couturier
reprend un ancien modèle pour l'adapter à l'air du temps. "J'ai raccourci le
"Boléro" de Ravel, fallait oser non ?", sourit-il, très
satisfait d'avoir reçu le feu vert des héritiers du compositeur français. Cette année,
c'est L'Hymne à la joie de Beethoven qu'il a réduit à quatre minutes pour le
confier, sur scène, à deux cantatrices brésiliennes de tempérament.
Dans la salle, son public frissonne de plaisir, alors André Rieu assume : "Quand
j'entends une mélodie, j'ai mon opinion sur elle, et je me sens le droit, en tant que
musicien vivant, de modifier la composition, tout en respectant l'esprit." A
l'inverse, il n'hésite pas à adapter des morceaux contemporains en version symphonique
- la mélodie de Titanic ou celle de la comédie musicale Roméo et
Juliette, par exemple. Parfois, il intercale une de ses propres compositions,
coécrites avec son frère Jean-Philippe.
"Il décontracte le classique, résume Yann Olivier, responsable
d'Universal Classics France, sa maison de disques. Et il l'a formaté pour l'industrie,
avec de quatorze à dix-huit titres par album, comme pour la pop."
André Rieu est devenu le leader d'un genre que les Anglo-Saxons ont baptisé
"cross-over", avatar moderne du classique populaire symbolisé naguère par
Rondo Veneziano, Claydermann ou, il y a plus longtemps, par Franck Pourcel. C'est le
créneau d'Andrea Bocelli, des trois ténors (Pavarotti, Domingo, Carreras), du quatuor
Bond en Angleterre ou d'Arielle Dombasle en France.
Dans le genre, André Rieu est celui qui vend le plus. A lui seul, il "pèse"
près de 10 % du marché du classique en France - au moins 300 000 CD
à chaque album. Or, précise Yann Olivier, "un bon classique ne dépasse pas les
3 000 exemplaires, à peine 800 pour de la musique contemporaine".
Selon lui, c'est grâce à la manne Rieu (15 % à 18 % du chiffre d'affaires de
la maison) qu'Universal Classics France a pu faire un pari (gagnant) sur l'album Vivaldi
de la cantatrice italienne Cecilia Bartoli, et soutenir certains jeunes talents.
Le phénomène André Rieu a émergé brutalement en France, avec son premier album en
1997. Concours de circonstances ou opération marketing avisée ? Le musicien
néerlandais y interprétait la Valse no 2 de Dimitri
Chostakovitch, un thème musical bien identifié par le public français grâce aux spots
publicitaires télévisés de la caisse nationale de prévoyance (CNP). Résultat :
un million d'exemplaires vendus, alors que la version de Ricardo Chailly, utilisée par la
pub CNP, est restée confidentielle.
Depuis ce coup d'accélérateur, la carrière du violoniste a pris une dimension
industrielle : il est aujourd'hui à la tête d'une entreprise qui emploie cent
trente personnes, dont une cinquantaine de musiciens salariés à plein temps. Treize
sociétés différentes lui permettent de contrôler tous les aspects de son business
musical (production, droits, publicité, marketing, marchandisage, Internet, etc.).
A Maastricht, sa ville natale, il a installé les bureaux de la holding Rieu
Productions dans un manoir du XVe siècle. On y entre par la cuisine
- "C'est là que d'Artagnan a pris son dernier petit déjeuner",
lance le maître des lieux avant de conduire ses invités devant un immense feu de
cheminée. Mais le romantisme a des limites ; c'est dans une très fonctionnelle zone
industrielle de la périphérie qu'il a fait construire, voici deux ans, son propre
studio. Le plus grand d'Europe pour un investissement de quelque 6 millions d'euros.
En face, un entrepôt abrite les huit semi-remorques et les cinq autobus du Rieu's Tour
(dont un aménagé en salle de fitness) : techniciens et matériel se déplacent par
la route, tandis que le patron fait voyager son grand orchestre dans l'un de ses deux jets
(un Fokker de cinquante places). De l'avion jusqu'au moindre costume de scène, André
Rieu est propriétaire de tout. Concerts, CD, vidéos, il produit tout lui-même. "Je
suis probablement le seul fou au monde à faire ainsi, mais c'est plus rentable."
L'homme reste discret sur le chiffre d'affaires de son entreprise, encore plus sur ses
bénéfices. Il ne dissimule pas sa fortune, mais sans l'étaler. S'il est prêt à
dépenser plus de 1 million d'euros pour un violon de 1667, son outil de travail, on ne
lui connaît guère de caprices de nouveau riche. Les vacances, rares et courtes, sont
prises en famille, souvent en Dordogne ou en Auvergne, pays des lointains ancêtres
huguenots. "Avec mon argent, j'achète ma liberté, clame-t-il. C'est ça
mon rêve : j'ai mon orchestre, qui ne travaille que pour moi, j'ai aussi mon studio.
Ainsi, quand une idée me vient, on peut la réaliser tout de suite. C'est un luxe
inouï."
André Rieu s'agace de voir les médias s'intéresser surtout à son génie des
affaires : "OK, je suis businessman, mais je suis surtout musicien."
Vulgariser la musique classique ne serait pas seulement un filon juteux, mais une
conviction ancienne qui remonte à ses années d'études en Belgique. Il se fait alors de
l'argent de poche dans un orchestre qui anime des soirées mondaines. Découvrant
l'univers de Johann Strauss, ces valses joyeuses que le public scande et danse sans
retenue, il apprend que le compositeur se produisait hors des salles de concert, dans des
jardins publics ou des bals. Une révélation pour ce fils de chef d'orchestre, élevé
comme ses cinq frères et surs - tous musiciens - dans la solennité de la
grande musique. Alors, dit-il, "j'ai eu cette envie : remettre la musique
classique dans la rue, près des gens".
Premier prix du Conservatoire royal de Bruxelles à 27 ans, mais promis à une
carrière de violoniste anonyme, il intègre le Limburg Symfonie Orkest que dirige son
père. Au bout de quatre ans, il donne sa démission : "Entre collègues,
nous ne parlions plus que de salaires et de vacances. Je ne voulais pas mourir là, comme
un fonctionnaire de la musique."
Il a son idée en tête, mais rien en poche. Il galère pendant quelques années dans
la région de Maastricht avec une formation de cinq musiciens, puis il arrive à en
convaincre quinze de former le Johann Strauss Orkest. La plupart sont encore avec lui. "Nous
avons répété pendant une année entière dans une salle sans chauffage ni confort
prêtée par le directeur de l'école de mes fils." A cette époque, c'est
Marjorie, son épouse, qui fait bouillir la marmite familiale avec son traitement de
professeur de collège. En 1988, une première tournée d'importance sillonne les
Pays-Bas, la Belgique et l'Allemagne. C'est le début d'un succès fondé sur le
bouche-à-oreille, bâti à la force de l'archet, puis consolidé d'année en année par
un art consommé du marketing.
André Rieu a investi un créneau délaissé par l'industrie du disque et du spectacle,
reconnaissent les professionnels. Son public est plutôt âgé, amateur de musique, mais
intimidé par la solennité du classique. "Ce sont les musiciens qui maintiennent
cette distance, exprès, par élitisme", fulmine-t-il. A 83 ans,
Marie-Antoinette Maison ne va plus aux concerts ("les orchestres classiques sont
un peu tristes"), mais elle ne raterait à aucun prix "un spectacle
d'André". Avec lui, dit-elle, "c'est un autre monde", comme un
écho des ballets du marquis de Cuevas qu'elle fréquentait au Théâtre des
Champs-Elysées dans les années 1950.
Nostalgie et bonne humeur, le violon d'André Rieu rameute les fans d'opérette et leur
donne des fourmis dans les jambes. Ils partagent avec l'artiste une sainte horreur de ces
salles de concert où l'on se retient de tousser ; la musique, que diable, même
classique, est faite pour rire, taper dans ses mains et danser ! Les foules se
déplacent pour "la musique d'André Rieu", ne faisant pas toujours la
différence entre les mélodies qu'il écrit et celles des autres qu'il arrange et
interprète à sa façon. N'est-il pas, aux yeux de plus d'un, l'auteur de la Valse
n° 2 ? L'ambiguïté ne le dérange pas : "Le public vient
pour une atmosphère. Il veut oublier ses problèmes pendant deux heures, rêver et
s'amuser."
Ce soir de janvier par exemple, à Francfort, une date parmi d'autres sur les neuf
semaines de sa tournée en Allemagne, les 6 500 spectateurs du Festhalle n'ont
pas regretté leurs 60 euros. André Rieu conduit son orchestre (quarante musiciens
et choristes) en véritable showman. Son bagout multilingue fait merveille entre les
morceaux.
Pendant près de trois heures, il alterne les mélodies romantiques dans des jeux de
lumière aux couleurs sucrées et les rythmes plus enlevés assortis de gags visuels
proches du music-hall. Et puis, il y a les moments forts : dès les premières
mesures du Beau Danube bleu, les gens se lèvent et valsent dans les allées, en
couples ou entre copines. Il y a des yeux qui brillent et des fous rires. Ensuite,
impossible de se rasseoir. La foule se masse au pied de la scène pour le final :
lâcher de ballons, et c'est parti pour une bonne demi-heure de rappels endiablés.
A chaque fois, la magie opère grâce à une orgie de moyens et un luxe de détails.
Cinquante tonnes de matériel, installées et remballées chaque jour, donnent vie aux
Zénith et autres Palais des sports bruts de béton. De ville en ville, le Rieu's Tour
débarque avec sa sono, ses deux écrans géants, ses caméras, sa régie, ses
80 projecteurs, mais aussi ses lustres à pendeloques (de 40 à 200 selon la taille
de la salle) et même sa moquette.
Les instruments, les costumes, les pupitres en fer forgé, les chaises dorées des
musiciens, les guirlandes lumineuses, jusqu'aux fleurs artificielles qui bordent la
scène : il faut huit heures de travail à 120 techniciens (dont 70 recrutés
sur place) pour mettre en place la féerie Rieu. "Les gens doivent sentir en
entrant que tout cela a été fait spécialement pour eux", explique Pierre Rieu,
tout juste 21 ans et bombardé chef de production par son père.
Le style Rieu, brocardé par les puristes, peut-il démocratiser la grande
musique ? "Rien ne prouve qu'il fasse vendre plus de classique, avoue
Yann Olivier. Mais ceux qui l'achètent vont au rayon classique, cela peut favoriser
des achats d'impulsion."Visiblement, il n'y croit guère. "J'ai créé
mon propre public", revendique André Rieu, refusant toute étiquette : "Il
n'y a pas de barrières dans la musique, je peux jouer une ronde enfantine entre du Mozart
et du Beethoven, j'aime ce mélange, ça c'est la vie, malheureusement cet amour de la vie
n'existe pas dans la musique classique telle que la défendent les intégristes."
De cela, il avait longuement discuté avec son père au moment de quitter son orchestre. "Il
est mort il y a dix ans, juste avant le grand succès."
Jean-Jacques Bozonnet
ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 20.05.03
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