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Reader's digest

" Je n'ai pas fait d'études pour ça "

 

Faites passer le message avec chaleur, communiquez avec l'auditoire et la musique classique enflammera le public

Le violoniste André Rieu, originaire de Maastricht (Pays-Bas), a éveillé l'intérêt d'un vaste public pour la musique classique. Ses ventes sont suffisamment convaincantes : André Rieu a vendu entre 13 et 14 millions de disques dans le monde. Entretien avec un phénomène. Au sujet de son père, de son succès et de sa vision de la vie.

Jos VERSTEEGEN: 
Vous venez d'une famille de six enfants. A-t-il été difficile de se tailler une place dans un aussi grand groupe ?

André RIEU:
J'étais le trosième, le premier garçon. Je n'ai pas dû faire d'efforts pour m'imposer. Mais je luttais, j'avais des rêves que je ne pouvais encore concrétiser. Cela m'a causé beaucoup de soucis. A présent, mes rêves sont devenus réalité : CD, représentations aux quatres coins du monde, ... Je trouve fantastiqe d'être devenu ce que je suis  aujoud'hui. Je me sens mieux dans ma peau que lorsque j'étais jeune.

Votre père dirigeait l'orchestre symphonique du Limbourg.

Oui et aussi toute la maison. C'était un homme difficile, qui vous laissait, au propre comme au figuré, fort peu de marge de manoeuvre. Avec lui, il était impossible d'aborder quoi que ce soit.

Ne trouvez-vous pas, à la lumière d'aujourd'hui, que le travail de votre père était un aboutissement ?

Je trouvais ennuyeux de n'être que chef d'orchestre. Je ne voudrais pas davantage devoir interpréter un opéra déjà écrit. En tant que chef d'orchestre, je penserais plutôt: "cette oeuvre je l'aurais composée différemment" ou bien "je veux supprimer ce passage". Ce qui n'est, bien évidemment, pas possible. Je suis heureux d'avoir mes propres idées et des projets que j'ai la possibilité et la liberté de développer.
Mon épouse Marjorie et moi parlons sans cesse de musique, de ce que nous allons entreprendre. Vous pourrez ainsi, à l'avenir, écouter mes concerts sur Internet.

Vous voulez suivre votre propre chemin ?

Oui. Le bien le plus précieux sur terre, selon moi, c'est la liberté. Si on voulait me priver de ma liberté, je ne voudrais pas continuer. J'ai dit au sujet de mon père qu'il dirigeait un orchestre et qu'il en serait toujours ainsi. Cela n'a jamais changé. J'ai toujours trouvé ça trop limité, ce n'était pas le but vers lequel je voulais tendre.
Je dirige, certes, mais je ne suis pas chef d'rchestre. Je n'ai pas fait d'étude pour ça, je le fais simplement et ça se passe bien. J'entreprends ainsi un tas de choses que je n'ai pas apprises. Je ne suis pas non plus un homme d'affaire. Je trouve que c'est ça aussi, la liberté, la possibilité de faire des choses pour lesquelles on n'a pas étudié, mais que l'on peut faire ou que l'on peut apprendre.

Se lancer dans quelque chose d'inconnu est aussi une question de courage ?

Oui, je trouve ça agréable, ça stimule. Petit garçon je regardais souvent les chantiers de construction, je trouvais cela très intéressant. Tout en regardant, j'apprenais et, de retour à la maison, j'entreprenais quelque chose, comme une clôture pour le poulailler ou une bricole de ce genre. Le premier mètre était évidemment un échec, mais je finissais toujours par y parvenir. Ma mère me disait alors: "Comment as-tu fait ça ? " Et je répondais simplement: "Je l'ai vu faire." Il en fut ainsi pour tout le reste.

Disposiez-vous de suffisamment de liberté lorsque vous jouiez dans l'orchestre de votre père ?

J'ai joué un an sous sa direction. Ce n'était pas vraiment agréable. Lorsque je rentrais à la maison, mon épouse pouvait lire sur mon visage que c'était mon père qui avait dirigé l'orchestre. C'était logique, c'était sa dernière année à la tête de l'orchestre symphonique limbourgeois et il y avait d'énormes tensions. On sentait que toute la bande voulait partir. La routine, le manque de liberté, jouer un répertoire sans style propre. C'était plutôt pénible de se trouver au milieu de tout ça !
C'était le temps des carrières figées. Les gens restaient trente ans dans le même orchestre. Avec toujours cette contrainte : c'est ainsi qu'il faut jouer, et pas autrement. Ce n'est bon pour personne, ni pour le chef, ni pour l'orchestre. Mon père a eu d'énormes difficutés à quitter l'orchestre symphonique limbourgeois, c'était son orchestre.
Mais je dois quand même beaucoup à père. Après avoir mis sur pied cet orchestre, il a fait beaucoup de musique modernes. Il a amené les gens vers elle. Tous les grands solistes, Oistrach, Menuhin, Rostropovitch, pour ne citer qu'eux, je les ai vu en direct à Maastricht. Ce fut bon pour mon développement.
On peut comprendre que mon père ne pouvait pas abandonner l'orchestre. Quand on a une entreprise et qu'elle devient florissante, il arrive un moment où l'on doit céder certaines choses à d'autres. Tout le monde doit, un jour ou l'autre dans sa vie, passer la main. Mon père n'a pas eu ce courage.

Vous bien ?

J'ai même déjà voulu rompre avec la musique. Mon professeur de violon au conservatoire de Bruxelles était un homme strict. Il prenait des cachets pour le coeur et s'il devait les prendre par sa faute, il commençait alors à martelé le piano. Il a tellement persécuté et maltraité des élèves qu'ils se sont enfuis et ne sont plus jamais revenus. Après coup, on se demande si les choses devaient vraiment se passer ainsi. La sévérité n'est pas une mauvaise chose, mais elle ne doit pas s'accompagner d'explosions de colère.
Je suis un homme sensible à l'harmonie. Je ne supporte pas la colère. Donc, avec mon professeur de violon aussi, j'essayais d'éviter le conflit.
J'ai commecé à jouer du violon à cinq ans, mais après quelques années de cours, j'ai soudain pensé : "j'arrête, je jette mon violon dans la Meuse et je monte une pizzeria avec ma femme". J'ai finalement rangé mon instrument dans une armoire, avec toutes mes partitions, et j'ai tourné la clé. J'ai sauté en l'air, tellement je me sentais libéré et léger. Nous avons dressé le menu pour le restaurant. La pizza la plus cher s'appellerait "Pizza Paganini" et lorsque nous la servirions, notre intention était de jouer un petit air de Paganini. J'ai donc dû ressortir le violon de l'armoire et c'est ainsi que je suis revenu à la musique.

Mais vous avez quitté l'orchestre symphonique limbourgeois ?

Oui, j'ai lancé un orchestre de salon où je jouais des mélodies d'opérette.

Votre père n'a pas approuvé cette décision ?

Mon père a dit : "Mais qu'est ce que tu fais ?"  Ce n'était pas son genre de musique, pas son type de carrière. Ce n'est pas pour cela qu'il m'avait envoyé au conservatoir. Mais il a compris que nous faisions ça bien. Grâce à l'influence de Marjorie et à mon caractère, je pouvais suivre ma propre voie et, dans la vie, c'est important. On doit faire quelque chose de personnel, quelque chose qui est vraiment soi. Et il faut travailler dur. C'est mon père qui m'a appris cela.

Qu'est ce qui vous a attiré vers la musique d'opérette ?

Le père, d'origine juive, de Marjorie, qui a fui Berlin dans les années 30, n'écoutait que ça. Elle a grandi avec cette musique. Je ne connaissais que Bach et Beethoven. Je n'avais jamais entendu parler des dieux de l'opérette comme Paul Lincke et Robert Stolz. C'est mon épouse qui me les a fait découvrir.
Ce qui m'a attiré, c'était une joie de vivre, une liberté, un laxisme musical que l'on ne trouve quasiment nulle part ailleurs et que l'on méprise dans la musique classique. "Ce n'est que de l'opérette", entend-on parfois, "ce sont les gens de quatrième catégorie qui font ça". C'est dommage, car l'opérette est passionnante. J'ai entendu un jour un enregistrement d'Elisabeth Schwarzkopf, une très belle chanson d'opérette, Im Chambre Séparée. Que quelqu'un comme Schwarzkopf chante malgré tout un air de ce genre, en dépit de tout le dédain manifesté pour l'opérette, j'ai trouvé ça grandiose et j'ai voulu faire la même chose. Je voulais monter que c'était magnifique et qu'il fallait le faire bien.

Comment avez-vous réussi à devenir célèbre avec votre orchestre ?

Les jeunes gens errent souvent dans le monde de la musique pour gagner de l'argent, mais ils n'ont pas le feu sacré. J'ai essayé de tirer quelque chose de chaque prestation, quelle qu'elle soit, dans une maison de retraite ou dans un centre commercial. J'allais sur place et je discutais de tout dans les moindres détails : "Où serons-nous, comment est l'acoustique, comment est l'éclairage ?" Je voulais être satisfait à cent pour cent. Et mes efforts ont porté leurs fruits. Comme tout était au point au niveau technique, le public en avait pour son argent.

Cette chaleur humaine, est-elle importante spécialement maintenant, en ces temps d'individualisme et de dépersonnalisation ?

Oui, je pense. Tout ce que je peux dire, c'est que ce que j'ai fait a eu l'effet d'une bombe. C'était plus original. Je n'étais pas qu'une machine musicale, et ça, ça a plu. Il existe des milliers de violonistes qui jouent mieux que moi, mais je montre que je suis quelqu'un d'humain.

Vous vous êtes également produit dans des centres de revalidation ?

C'étaient des prestations gratifiantes. Vous n'avez pas idée de l'effet que peut produire la musique. Des gens assis depuis vingt-cinq ans dans un fauteuil, pour lesquels on a tout essayé ... Nous venons jouer et ils commencent soudain à réagir. Alors un médecin vous écrit : "Comment avez-vous donc fait ?  Cela fait vingt-cinq ans  que j'essaye". Ca vous dynamise. Cela peut sembler un cliché, mais la musique est selon moi le language qui touche les sentiments les plus profonds.
Je reçois de nombreuses lettres de fans qui ont connu des malheurs et qui tiennent le coup ou on surmonté leur peine grâce à ma musique ou à mes vidéos. Ce sont les seules choses qui importent pour moi. C'est plus important que lorsque quelqu'un me dit : "Je trouve que tu joues mieux que truc ou machin." Ca ce n'est qu'un problème mineur.

Vous vous investissez à 100% dans votre grand amour, la musique, et vous connaissez le succès. Vous montrez ainsi que l'on peut choisir sa propre voie. Y a-t-il des gens qui vous prennent pour exemple, qui pensent, à votre image, "je n'ai pas à vivre une vie ennuyeuse si je fais vraiment ce que je veux faire" ?

Je serais honoré si c'était le cas. Pour moi-même, je pense que c'est vrai. A partir du moment où je me suis dit : "je quitte l'orchestre symphonique limbourgeois", j'ai pris une importante décision. Après coup, je suis convaincu qu'il faut prendre de telles décisions. On ne peut pas se dire: "le bonheur, ce n'est pas pour moi". Je pense que le bonheur vient aux gens persévérants, aux gens qui travaillent dur et font des choix, qui osent prendre leurs responsabilités.

Pour tout cela, vous avez besoin d'une bonne dose de persévérance ?

J'étais un enfant à qui on disait : "On ne fera jamais rien de bon de toi". Mais lorsque j'ai suivi mon propre chemin, j'ai toujours ressenti plus de plaisir et de motivation. Je pense que la persévérance vient du plaisir et de la motivation que nous procurent les choses. Si on est motivé, l'énergie suit le mouvement et on ne tombe pas malade. Je ne suis jamais souffrant et, dans mon orchestre, il n'y a pas de congé de maladie. Je pense que c'est parce que mes musiciens aiment ce qu'ils font. Evidemment, ils ont un beau salaire et mènent une vie agréable, mais il faut plus que ça : une vraie volonté de faire de la musique ensemble. Alors, les désagréments, comme être longtemps sur les routes dans un bus ou un avion, ne comptent plus. Le public le remarque aussi. Nous avons un jour joué à Boston, et le lendemain, nous avons pu lire dans une critique : André Rieu a fait stipuler dans les contrats que ses musiciens devaient sourire. C'est insensé !  Mes musiciens prennent du plaisir et le montrent. On ne peut pas tromper le public pendant trois heures et demies. On ne peut feindre la joie.

Considérez-vous comme une récompense le fait que, grâce à vous, la musique classique touche un grand nombre de personnes ?

Si, grâce à mes concerts, le facteur sifflote la Deuxième Valse de Chostakovitch, c'est une grande récompense, oui. Je ne veux pas être un prêtre prêchant à travers le monde: 'La musique classique vous appartient à tous." Il n'est pas nécessaire de le dire, car c'est le cas. Mais si on réussit vraiment à faire découvrir cette musique aux gens, et pas seulement les valses, alors c'est fantastique. Et je suis de plus en plus cette voie. Voici quelques années, j'ai produit le CD Romantic Moments. On y retrouve du Mozart, du Puccini, du Chopin et du Dvorak. Et ce disque s'est très bien vendu. Le CD que je compose pour l'instant est encore plus classique. Ce n'est pas une musique que le grand public passerait de lui-même, mais ce CD les y incitera peut-être. Oui, c'est une grande récompense.

La musique est-elle aussi liberté ?

Je continue à dire que la liberté est la chose la plus importante dans la vie. Quand on se lève le matin et qu'on pense: "je trouve ma vie ennuyeuse", on doit changer, de métier par exemple. Veillez à garder l'envie de vivre, à sentir le matin une bouffée de joie et d'énergie. Ne vous encroûtez pas. Enfant, je ressentais toujours une bouffée d'adrénaline quand j'avais un nouveau plan et que je pensais, par exemple: "je vais faire un hélicoptère avec ce carton". Je voulais alors rentrer toute suite à la maison pour mettre mon plan à exécution et j'accélérais le pas. Ce sentiment, cette impulsion, vous devez la conserver. J'ai  le sentiment que tout ne fait que commancer. C'est magnifique de penser chaque jour : "c'est aujourd'hui que ça commence vraiment".
Pour en revenir à votre question: la musique, oui, c'est la liberté. Pourquoi écoute-t-on de la musique ?  On écoute de la musique pour se retrouver dans un certain état d'esprit et oublier ses tracas. A propos du CD que je viens de faire, des millions de gens diront: "J'ai été stressé toute la journée, je vais maintenant écouter cette musique". La musique détend et vous donne une grande part de liberté. Peut-être la liberté de réfléchir par la suite, quand la musique a cessé, tranquillement à la vie et à ce que l'on veut vraiment en faire.

Paru dans: Reader's Digest -  octobre 2001