Pizza
Paganini
Ouf, on l'a échappée belle !
... Après quelques
mois de mariage, je me mis à penser qu'il était temps de commencer mon adolescence.
J'avais alors ving-six ans (ce n'est pas une faute d'impression !). A l'âge normal, mes
études de violon m'en avait empêché. Or il faut bien un jour ou l'autre traverser cette
phase de la vie. Avec dix ans de retard, j'achetai donc des chemises style "flower
power", des boucles d'oreilles et reléguai mon violon, mon compagnon fidèle depuis
ma cinquième année, au fond d'une armoire dont je jetai la clé dans la Meuse.
Sans prévenir mon professeur, André Gertler, je disparus du conservatoire de
Bruxelles pour me plonger dans l'une des activités préférées des adolescents: ne rien
faire, discuter de l'existence de Dieu et refaire le monde. Par chance, Marjorie se
chargeait de faire bouillir la marmite, sinon je n'aurais pas pu m'offrir ce luxe.
Je
voyais bien qu'il fallait que j'arrive à gagner ma vie moi-même d'une manière ou d'une
autre. Est-ce parce que nous raffolions de pizzas à cette époque, ou bien pour une toute
autre raison ? Je ne sais plus. Mais, tout à coup, nous vint l'idée d'ouvrir une
pizzeria. Nous jetâmes notre dévolu sur un bâtiment ancien situé dans un quartier de
Maastricht fréquenté pas des étudiants et des artistes, où les clients ne manqueraient
pas. A cette époque, d'ailleurs, il y avait peu de pizzerias aux Pays-Bas.
Vu que
nous ne disposions d'aucun capital de départ, nous voulions démarrer avec
un étal sur le marché où nous aurions vendu des petites pizzas cuites à la maison et
réchauffées sur place dans un mini four. Après avoir gagné ainsi suffisamment d'argent
pour payer le loyer du bâtiment, nous aurions pu y installer notre Pizzeria Da André.
Marjorie, sa maîtrise d'allemand en poche, aurait été serveuse (elle souffrait, elle
aussi, d'une adolescence tardive !) et moi, qui avais étudié le violon pendant vingt
ans, j'aurais été à la cuisine. Le clou de la carte aurait été une pizza Paganini
accompagnée d'un air de Paganini joué avec virtuosité par "chef André" en
personne à la table du client. L'idée était bonne... mais, pour être capable de jouer
du Paganini, il fallait d'abord que je ressorte mon violon de l'armoire et que je
poursuive sérieusement mes études.
Au
bout de quelques mois d'absence, je refis donc mon apparition au cours de monsieur
Gertler. Il resta bouche bée: "Fantastique... Incroyable ! André, c'est un
miracle ! Qui t'a donc donné des leçons tout ce temps pour que tu fasses de tels
progrès?"
Voilà
donc à quoi sert l'adolescence, même quand elle survient tardivement ! Puisse ceci
consoler les parents qui s'impatientent devant la mauvaise volonté de leurs grands
dadais: laissez-les faire, ils en ont besoin, et cela s'arrangera de soi-même.
Extrait de
"André Rieu Ma musique, ma vie" de Marjorie Rieu, Edit. M. Lafont |