Si
seulement j'avais appris un métier !
Les talents de violoniste de Me Rieu sont certes
incontestables,
par contre, ses idées de bricolage sont parfois surprenantes !
... Le seul
problème véritable lors de cette première tournée fut posé par mon invention
technique, l'estrade mobile. Pour éviter de rester toute la soirée avec mon orchestre à
l'arrière de la scène, j'avais en effet pensé que les techniciens pourraient nous faire
"rouler" d'avant en arrière à l'aide de câbles et de barres métalliques.
Avant la tournée, tout le monde avait approuvé cette idée. Mais dans la pratique, ce
fut une catastrophe ! A aucun des quinze concerts cette fichue estrade ne fonctionna
comme prévu. Les roulettes se bloquaient, coincées dans le mauvais sens, comme ces
caddies de supermarchés qui ne veulent jamais aller dans la direction dans laquelle on
les pousse. L'estrade roulait dans tous les sens, sauf le bon. Parfois, elle se
déplaçait seulement vers l'avant, et naturellement à toute allure, si bien que nous
faillîmes atterrir dans la salle avec l'estrade et toutes nos affaires.
Le
pire fut la représentation donnée au théâtre de Roermond. Le concert battait son
plein, j'avais un bon contact avec la salle, et le public,de toute évidence, était
content. J'annonçai cette jolie polka mazurka de Johann Strauss, Fata Morgana et
expliquai ce qu'est précisément une Fata Morgana: une chose que l'on voit
clairement alors qu'en réalité elle n'existe pas. Ma dernière phase -"Mesdames et
messieurs, ce que vous allez voir dans un instant, vous n'en croirez pas vos propres
yeux... Vos applaudissements pour The London Strauss Dancers !"- signalait aux
techniciens que le moment était venu de tirer l'estrade vers l'arrière pour laisser la
place au ballet.
La
salle applaudissait énergiquement, mais il ne se produisait rien. L'estrade ne bougeait
pas d'un pouce et semblait bien décidée à rester là où elle se trouvait. Pas un
millimètre en avant ni en arrière, ni à gauche ni à droite. Les roulettes étaient
complètement bloquées. Profond silence sur la scène et dans la salle. J'essayai encore
de faire une plaisanterie facile sur une fata morgana, mais les gens réagirent à peine,
et la situation devenait extrêmement pénible. Les techniciens vinrent sur la scène pour
décoincer les roulettes de l'estrade à la main, mais n'y parvenaient pas. L'orchestre
n'avait plus qu'à descendre de l'estrade mobile (maudite estrade !) avec les instruments
et toutes les affaires, attendre patiemment sur le côté jusqu'à ce que les techniciens
réussissent à pousser l'estrade à la force des bras. Aucun mot ne peut exprimer ce
qu'un artiste ressent dans une situation pareille !
Lorsque
le problème fut résolu et que je fus de nouveau prêt à faire signe d'attaquer Fata
Morgana, un tonnerre d'applaudissements partit de la salle. Une seule spectatrice n'y
participa pas : Marjorie, qui avait vraisemblablement disparu dans un trou de souris...
Nous passâmes le reste de la soirée à l'arrière de la scène, avec la modestie qui
sied à un orchestre, laissant tous les honneurs au ballet. C'était juste : je l'avais
mérité. Vraiment, la technique, c'est amusant, mais pas fiable..."
Extrait de
"André Rieu Ma musique, ma vie" de Marjorie Rieu, Edit. M. Lafont |